Tendre l'autre joue
Dimanche, 7° semaine du Temps Ordinaire (année C)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc (Lc 6, 27-38)
« Tendre l’autre joue », un précepte qui a fait couler beaucoup d’encre. Les chrétiens sont même parfois moqués pour cette expression ; certaines philosophies exaltant la force, la vitalité ou le courage en ont fait l’objet de leur critique, parfois de leur dérision. Les nazis ne supportaient pas cette morale, ni d’ailleurs le christianisme, religion de la faiblesse, elle en était pour eux l’emblème insupportable. On dit même qu’ils giflaient habituellement les deux côtés d’un visage, comme pour détruire symboliquement cette expression, et ne lui laisser aucune chance. C’est ainsi qu’Anna Stuart le note dans son beau livre La sage-femme d’Auschwitz : « Jésus avait appris aux hommes à tendre l'autre joue, mais les nazis avaient débarqué en frappant les deux joues d'emblée, et il était difficile de pardonner une offense quand dix autres vous tombaient déjà dessus. « Tendre l’autre joue ». Un précepte devenu impossible aujourd’hui, une utopie trop idéaliste ? Dans un monde où les rapports de force et de violence l’emportent, n’est-ce que l’affectation d’une humilité trop exacerbée, démobilisatrice et vraiment pas assez combattive ? Sous couvert d’une non-violence excessive, un aveu de faiblesse ? Le christianisme se ferait-il finalement l’apôtre d’une passivité très discutable parce que finalement complaisante devant le mal ? Mais entendons-nous bien ce que Jésus veut nous dire avec ce précepte ? Car Jésus n’est pas l’adepte d’une masochisme ripoliné de bonne morale, ni de spiritualité mièvre ! Ce précepte qu’il nous donne, d’ailleurs l’a-t-il lui-même mis en œuvre tel quel ? Dans l’Évangile de Saint Jean (18-23), au garde qui l’a frappé, Jésus ne tend pas l’autre joue…mais s’adresse plutôt à lui : « Si j’ai mal parlé, témoigne de ce qui est mal ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » (A cette douce mais courageuse question, nous n’avons d’ailleurs pas la réponse, mais on peut rêver sur le travail intérieur mystérieux qu’elle a dû faire dans l’âme de celui à qui il a été adressée…) Par conséquent, nous ne devons pas penser que le Christ nous commande de tendre la joue physiquement à ceux qui nous la frapperaient volontiers encore ». Tendre l’autre joue… Une formule brève, composée de peu de mots : mais est-on assez attentif au bon mot, au mot essentiel ? Dans l’expression devenue proverbiale, on s’attache bien trop à la deuxième joue, qui focalise l’attention et crée par conséquent l’image d’un second coup : comme s’il s’agissait en vérité de bander stoïquement la volonté et se préparer à prendre aussitôt une claque supplémentaire. Dans « l’autre joue », c’est moins le mot « joue » qui compte que le mot « autre ». Dans tous les cas, il s’agit moins d’endurer héroïquement une seconde agression que de changer résolument de côté. Passez de l’autre côté. Trouver à inverser l’escalade de la brutalité, de passer sur un autre versant des choses, de changer de rive. C’est en vérité d’une très grande et subtile activité, et ça n’a rien de passif ni de soumis : Avec quelle partie du visage répondre à celui qui nous agresse ? Quelle visage lui présenter en réponse. Ne pas lui répondre seulement avec la joue blessée, celle qui ne réclame que justice et réparation, mais aussi avec une autre joue, cette part du visage qui monte des profondeurs du cœur et va trouver alors la bonne répartie. La réponse de l’amour, qui est sans doute, de toutes, la plus apte à pulvériser la haine et son terrible processus d’engendrement, à l’infini. Aucune passivité donc, mais une très active riposte, fondée sur le pari, un peu fou je le reconnais, d’un déplacement de la violence, condition de son inversion… L’autre joue donc ! Qui n’est pas la deuxième. L’accès à cette voie étroite qui démine la violence, jusqu’à la convertir. Car si anatomiquement nous avons bien deux joues, avons-nous en réserve dans notre cœur assez de cette autre joue ? Frères et sœurs, c’est bien à quoi le Christ ce matin nous invite : trouver en nous l’autre joue ! La faire monter dans nos vies, et qu’elle prenne place sur nos visages. Oui, tendre l’autre joue, c’est sans doute, et aujourd’hui plus que jamais, ce qu’il y a de plus difficile. Pour nous aider à atteindre ce point exigeant, (peut-être le point culminant de notre humanité), il nous faut contempler les saints, qui peuvent nous inspirer. Je pense en particulier à un homme et à une femme, je pense souvent à eux... Un homme, une femme qui parmi d’autres, ont su trouver leur « autre joue », et la tendre aux nazis qui pourtant ne le supportaient pas. Maximilien Kolbe d’abord. Vous connaissez son histoire. Déporté à Auschwitz, au moment de la sélection pour la mort de quelques un d’entre eux en représailles, lui qui n’est pas désigné, sort alors du rang et, tendant ainsi l’autre joue, il se propose de prendre la place d’un père de famille pour mourir à sa place. Ils sont 10. On va les murer et jusqu’au bout, le Père Kolbe, comme un pasteur ses brebis, les soutiendra dans l’agonie et l’espérance. Les nazis ne supportent la paix avec laquelle, sans haine, ils meurent les uns après les autres. Le père Kolbe est le dernier en vie, c’est insupportable et il faut l’exécuter ! Sur le bourreau qui a mission de l'achever au moyen d’une injection de phénol, il pose alors un tel regard d’amour que cet homme, il en a témoigné, en a été irréversiblement touché. La puissance d’amour de l’autre joue ! Ce dont l’autre joue est capable ! Le plus étonnant dans cette histoire (que je vous invite vraiment à bien connaitre et à ne jamais oublier car elle compte parmi les réponses théologiques au mystère du mal les plus convaincante !), c’est que le nazi de la cour où se faisait l’appel, furieux de haine et infesté de violence, ait accepté la proposition du père Kolbe ! Par quelle grâce, plus forte que sa propre folie, a-t-il pu alors abdiquer sa toute-puissance pour permettre qu’advienne ce jour-là, malgré lui, une plus éloquente réponse à toute la barbarie nazie. La puissance de l’autre joue … Et Maïti Girtanner ? Connaissez-vous Maïti Girtanner ? En 1940, Maïti a dix-huit ans. La guerre la surprend dans un village du Poitou, sur la ligne de démarcation. Tout naturellement, elle prend en charge les personnes désireuses de passer en zone libre : des juifs, des aviateurs anglais, des Français en proie aux persécutions, des résistants. Sa nationalité suisse la sert, sa jeunesse lui autorise tous les culots. Mais en octobre 1943, Maïti Girtanner est arrêtée et conduite à la Gestapo. Elle est interrogée, frappée à la moelle épinière, sous les yeux d'un médecin du nom de Léo. Son martyre durera seize semaines. Pour toute défense, elle n'a que l'arme des pauvres : elle prie pour ses bourreaux. Elle voit surtout ce jeune médecin, ce Léo, (il n’a à peine plus que son âge), qui se fait complice des tortures. L’autre joue, elle lui présente ! A lui, à ses bourreaux, elle parle même de Dieu. Il dira par la suite à quel point il en a alors été troublé … Mais il n’a rien fait. De cette autre joue tendue pourtant de la jeune Maïté, il se souviendra. Longtemps après la guerre, il y repense. Cette joue, il la revoit. C’est en 1984, souffrant encore de séquelles des tortures qui lui furent infligées (elle ne deviendra jamais pianiste car ses mains son irréversiblement abîmées) que Maïti reçoit un jour un coup de fil : elle reconnait immédiatement la voix, celle de son bourreau pour lequel, elle n’avait pas bien d’autre choix dit-elle, elle a passé sa vie à prier. Léo est mourant, lui n’a jamais oublié ce qu’il lui a fait subir mais, plus fort que le mal infligé, cette autre joue que si jeune et si vulnérable, elle lui a pourtant alors tendue. Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’elle prie pour lui chaque jour … « Venez », lui dit-elle. Il viendra jusqu’à elle. Elle le reçoit alitée, parce que chaque jour elle souffre pendant des heures et doit rester au lit. Ils se parlent un peu, et au moment du départ, elle rassemble ses forces pour se soulever un peu de son lit et l’embrasser. Heureux homme : il repartira avec son pardon et mourra quelques semaines plus tard. Frères et sœurs, quelle bouleversante histoire : si vous voulez comprendre quelle est donc cette autre joue que le Christ nous invite à trouver dans nos vie pour pouvoir la tendre, le moment venu, à celui de nos frères qui y renaîtra, lisez le livre de Maïti Girtanner : Même les bourreaux ont une âme, ou écoutez son témoignage dans ce si beau documentaire intitulé Résistance et pardon ou elle raconte, avec une humilité et une simplicité confondantes son incroyable histoire (Je le tiens à votre disposition pour qu’il circule !)
Maximilien Kolbe, Maïti Girtanner, des saints me direz-vous ? Du passé ! Mais aujourd’hui encore… Même des gendarmes ! Je pense au colonel Beltramme… Partout c’est possible ! Tendre l’autre joue, c’est juste la vie chrétienne ! Croyez-vous que Jésus nous appelle à moins ce matin ? Comme un puits d’amour, au plus profond de nous, à nous de la trouver cette autre joue, de la désensabler, de la faire monter au visage. L’autre joue » qu’il s’agit, comme une offrande, de présenter ou de tendre (deux verbes magnifiques dans Luc ou Matthieu, selon les traductions), c’est en vérité quelque chose du mystère de sa vie qu’on donne ; cette autre joue en nous, c’est ce point le plus intérieur de notre cœur où le Christ, depuis toujours nous attend ; car cette autre joue, c’est au fond la sienne, celle du Christ lui-même, qui vient l’incarner en chacun de nos pauvres visages. En nous, c’est lui surtout qui peut tendre à l’agresseur cette part mystérieuse du visage, de l’autre visage, capable alors de sortir de toute mesure, même légitime, comme le voulait encore, œil pour œil, la loi du talion. Pour passer d’une jauge humaine à la jauge divine, il y faut une grâce en vérité que lui seul donne. Vous vous souvenez de ses mots : « Il a été dit…et moi je vous dis » : oui, Jésus vient souvent brouiller la mesure ! Il vient l’augmenter ! Il vient… la démesurer ! Car comme le dit si bien Saint Augustin : la seule mesure d’amour, c’est d’aimer sans mesure ! C’est possible, grâce à lui !
Confions nos vies à nos frères du Ciel et plus spécialement ce matin à Maximilien Kolbe et Maïti Girtanner pour qu’ils nous aident à la trouver en nous, cette autre joue : nous pourrons alors la donner de grand cœur à ce monde si mal en point et qui en a bien besoin ! Amen.
Cathédrale Saint-Jean 23 février 25
Quelle magnifique commentaire de l’autre joue qui est l’autre voie que le Seigneur propose: pourquoi m’as tu frappé ( proposer un chemin de vérité relationnelle et répondre par le pardon humble ). Que le Seigneur nous enveloppe de cette grâce qui dit son amour!
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