L'heure du Thabor
Dimanche, 2° semaine de Carême (année C)
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc (Lc 9, 28b-36)
Frères et sœurs, la Transfiguration que l’Eglise nous propose de contempler le 2ème dimanche de carême n’a rien d’un grand spectacle, rien d’une thaumaturgie ostentatoire dans laquelle Dieu ferait montre de sa toute puissance pour nous convertir en nous impressionnant. Il n’est pas dans le cœur de Dieu, de notre Dieu, de se donner à nous en nous séduisant, encore moins en nous impressionnant ou, comme on dit aujourd’hui, en nous en « mettant plein la vue ». La Transfiguration est bien plutôt comme une délicatesse de Dieu, une sollicitude, une miséricorde que Jésus fait à trois de ses disciples. Car, dans cette ascension du mont Thabor au sommet duquel Jésus va faire entrer ces trois-là dans un petit aperçu d’éternité, c’est secrètement l’ascension du Golgotha qui se dessine en filigrane, et qui est en jeu. Depuis le jour où Jésus était venu les arracher à leur activité de pécheurs de Galilée, Pierre, Jacques et Jean, ils y croyaient ferme à ce messie libérateur d’Israël ! Ils étaient sûrs que c’était lui, bien lui, celui que leurs Pères attendaient depuis des générations. Sa divinité ne faisait aucun doute pour eux, les miracles, les enseignements, le compagnonnage depuis des mois tout simplement, les en avaient convaincus. Ils l’ont donc suivi sans hésiter, sûrs de la cause, de la bonne cause… Mais voilà que soudain, les apôtres sont profondément ébranlés, terriblement désorientés. Alors qu’ils pensent déjà à prendre le chemin de Jérusalem où ils sont certains que le Messie va faire éclater sa gloire et prendre enfin le pouvoir, il se met à leur parler, lui, d’un tout autre chemin. Un chemin qui ne leur dit pas grand-chose, un chemin qui ne leur dit rien ; un chemin de croix, dont Jésus ne leur dissimule alors ni les épreuves ni des souffrances. Quelques lignes avant notre passage de ce matin, on lit ainsi dans l’évangile de Marc : « Et pour la première fois, il leur enseigna qu’il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les chefs des prêtres et les scribes, et même, qu’il soit tué ». Dans la confidence, il leur dit pourtant, il leur dit aussi (il leur dit surtout) qu’au bout de trois jours, alors il ressuscitera : mais visiblement, cette affaire de « résurrection », ça ne leur évoque pas grand-chose. Dans la confidence de Jésus, c’est surtout le changement de programme qu’ils entendent !
Non, décidément, Jésus ne pouvait pas en rester là. Il ne pouvait pas les laisser dans cet état de découragement et d’incompréhension, aveuglés par leurs pensées qui sont seulement celle des hommes, lui qui n’a pas d’autre désir que de nous introduire –un peu, autant que nous le pouvons- dans les pensées et le cœur de Dieu… Alors, comme dit l’évangile, saisi par un élan de tendresse, il en « prend » trois et les conduit à l’écart, il les « prend » pour les serrer un peu plus dans les filets de son amour. Il les fait monter, les force à l’ascension, pour qu’avec eux, pour eux, la confidence entamée se poursuive et s’approfondisse, jusqu’à leur montrer en vrai un coin du ciel ! Pourquoi ces trois là, sinon parce que dans la petite troupe des apôtres, ce ceux eux précisément qui seront, au soir de l’agonie à Gethsémani, les trois apôtres les plus étroitement associés au mystère de la Passion. Pourquoi ces trois là ? Sont-ils les plus avancés dans l’intelligence du mystère, ou les plus déroutés par ce qu’ils entrevoient ? Pourquoi ces trois-là, sinon parce que secrètement Jésus espère que bénéficiant de la révélation du Thabor, ils seront eux à même de le suivre, le plus loin qu’ils le pourront, sur le chemin de croix qui l’attend. Le plus loin qu’ils pourront, c'est-à-dire en vérité très peu. Mais Jésus a toujours une si haute idée de nous….
Car, frères et sœurs, cette confidence du Christ qui ouvre à trois de ces apôtres privilégiés une fenêtre sur la vie du Ciel n’était évidemment pas pour eux seuls. (Elle n’a d’ailleurs pas tant que cela contribué à les affermir vraiment pour ce qui les attend et dont ils peineront toujours à prendre la vraie mesure). A travers ces trois ambassadeurs de notre humanité, essayant comme ils peuvent de se hisser à cette altitude mystérieuse où tous les hommes sont contemporains et où Elie converse avec Moïse, c’est à chacun de nous que Jésus veut en vérité donner cet avant-goût du royaume. Même téléportés dans la vie du ciel, c’est émouvant de voir d’ailleurs comment ils restent humains. Quand Pierre se trouve soudain face à Elie et à Moïse, (ça n’arriva pas tous les jours !), autant pour se donner une contenance dans son trouble légitime (sa « frayeur » dit le texte) que pour être fidèle à sa réputation de compagnon pragmatique, il propose alors, c’est touchant de maladresse empressée, de dresser trois tentes. Les exégètes se sont d’ailleurs appuyés sur cette proposition sympathique mais un peu décalée pour faire l’hypothèse que l’épisode de la Transfiguration a sans doute eu lieu au moment de la fête juive des Tentes, de la fête de Souccoth. Fête dans laquelle les hommes font mémoire de ce Dieu qui, même dans la précarité que symbolisent les tentes, ne les abandonne pas, ne les laisse jamais désorientés, perdus, dépourvus. La Transfiguration, en déchirant le temps pour montrer l’éternité, en manifestant le Ciel au milieu des chemins de la terre, en révélant la joie cachée dans la croix, et la vie plus forte que la mort, pouvait elle en effet avoir lieu à un meilleur moment ?
Frères et sœurs, nous sommes dans nos vies comme les apôtres à ce moment-là : ils nous arrivent nous aussi d’être déboussolés, d’être découragés, de ne plus bien savoir où Dieu veut en venir. Les choses ne vont pas comme on voudrait qu’elles aillent, les choses ne vont pas toujours, même en fidèles disciples du Christ que nous essayons pourtant d’être, comme nous pensions qu’elles devraient aller. Parce qu’il ne s’adresse pas seulement à Pierre, Jacques et Jean, l’épisode de la Transfiguration est aussi, pour chacun de nous, une délicatesse de Dieu, une miséricorde qu’il nous fait. Comme il l’a fait pour ces trois là, Dieu, tout au long de notre vie humaine, (souvent dans le secret de notre cœur), nous propose des « expériences de transfiguration » dans lesquelles il nous envoie des signes du Royaume, nous donne un avant-goût du ciel et, pour notre usage personnel, des échantillons d’éternité. Mais les recevons-nous vraiment ? Ouvrons l’œil, les oreilles, et le cœur ! Car Dieu n’a rien à nous cacher, c’est même tout le sens de sa mission de nous révéler les profondeurs de l’Amour et la certitude de la résurrection pour ceux qui l’accueille. Sachons faire mémoire d’elle, quand nous l’avons une fois reçue. Comme pour les apôtres, viendra forcément ce moment où bien sûr il nous faut redescendre de la montagne, revenir sur terre pour retrouver les chemins ordinaires du quotidien, les routes parfois douloureuses et obscures de l’existence. Mais gageons que, comme ces trois apôtres marcheront tout bas, pauvrement, mais avec un peu de cette lumière dans l’âme, nous aussi nous ne cicatriserons jamais d’avoir entrevu un instant le Ciel. Bienheureuse blessure, entaille irrémédiable que celle où l’Éternité se révèle un jour dans le temps de chacun. Oui, à certains moments clés de notre vie, il s’est déjà manifesté et se manifestera encore, comme à la Transfiguration, pour éclairer notre route et nous dire qu’il est là, qu’il nous tend la main, qu’il nous tient la main. Pour nous dire surtout qu’au moment suprême de notre propre mort, il sera là comme Prince de la vie, comme Seigneur de gloire et vainqueur de la mort, pour nous tendre une toute dernière fois la main, une main décisive, la main du salut. C’est là tout le travail mystérieux de la grâce dans une vie humaine. Oui, la vie du Ressuscité est agissante, elle se manifeste tout au long de notre route. Plus réellement encore que pour Pierre, Jacques et Jean qui ont vu, dans une anticipation encore fugitive, un Christ transfiguré mais pas encore le Christ glorifié, chaque eucharistie, puisqu’elle fait éclater la puissance de la vie, renouvelle pour nous l’expérience de la transfiguration. Car quand nous communions, c’est au Christ-Ressuscité que nous communions. Frères et sœurs, en nous avançant tout à l’heure vers la table eucharistique qui va nous donner un avant goût bien réel du festin des noces éternelles, puissions-nous, là où nous en sommes de nos vies, dans l’obscurité de la foi peut-être, ou au cœur de l’épreuve, mesurer invisiblement que c’est de la lumière et de la vie que nous allons manger. La lumière et la vie du Christ transfiguré, l’éclat du Thabor, la lumière et la vie du Christ ressuscité, qui n’a pas d’autre urgence, ce matin, que de se donner à nous, à chacun de nous, pour nous entraîner à tout jamais dans sa victoire sur la mort.
Frères et sœurs, ce grand et lumineux moment d’Évangile est fait pour flotter sur nos vies comme bannière de la Résurrection. Il est le viatique de notre Carême, il est la Terre promise de toute notre aventure humaine. Nous ne demeurerons pas intacts d’avoir ce matin encore retraversé cette page d’Évangile, surtout si elle maintient éveillée en nous l’attention à « l’heure du Thabor ». L’heure du Thabor ! Puisse cette heure, rare sans doute dans nos vies, en un sens exceptionnelle mais donnée secrètement à chacun pour scintiller ensuite à jamais au fond du cœur, puisse cette heure, nous soutenir dans les moments difficiles et nous tenir vaillants, vigilants, désirants quand, au bout de chacun de nos chemins, viendra le moment solennel au soir de nos vies d’entrer dans une inimaginable Lumière, dans un incroyable éclat de la Vie qui pourtant ne nous seront alors pas totalement inconnus. Amen
Cathédrale Saint-Jean. 2ème dimanche de carême. Luc 9, 28-36 (16 mars 2025)
Un immense merci en ce jour du 4e anniversaire du départ à Dieu de mon époux !
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