Au nom du Père, et du Fils et du Saint Esprit

Sainte Trinité (année C)

Évangile de Jésus Christ selon saint Jean (Jn 3, 16-18)

Une semaine après le don de l’Esprit à la Pentecôte, nous fêtons aujourd’hui la Trinité, c’est-à-dire la plénitude de la vie divine qui unit les trois Personnes en un seul Dieu. Parler de la Trinité n’est pas, frères et sœurs, une chose bien facile… Prêcher sur Noël, ou Pâques, ou sur n’importe quel épisode de la vie du Christ, est apparemment plus engageant. De fait, beaucoup de chrétiens éprouvent une difficulté à bien entrer dans ce grand mystère. On est toujours bien prêt à discuter de Dieu : le Père, on voit à peu près, il faut bien que Dieu soit, a minima, revêtu de son autorité. Le fils, encore mieux : étant entré dans notre monde, il porte un nom d’homme, il est d’emblée dans notre champ de vision et nous est assez proche pour que la relation avec lui soit presque naturelle. Quant à l’Esprit Saint, malgré le déploiement imagé des colombes ici et des langues de feu là pour le figurer un peu… on ne voit pas toujours bien !

Mais, à l’heure des ondes et des fréquences hertziennes, et en faisant un petit effort, on conçoit que la grâce divine, qui n’a pas vocation à se cantonner au Ciel, puisse se diffuser de par le monde sur un mode invisible de radio-activité ou de télé-diffusion divines. Mais quant à la relation intime des trois-là, ce qu’elle a à nous dire du cœur même de Dieu, de ce qui est sans doute la source la plus bouleversante de notre foi, le centre secret de ce mystère qu’une vie chrétienne a pour vocation d’approcher, on est assez vite tenté de réserver cela aux spécialistes. La Trinité n’est-elle finalement qu’un article un peu abstrait du credo, une équation dogmatique pour initié, un raisonnement subtil pour théologiens avertis ?

C’est pourtant elle qui nous a accueilli ce matin. Par la salutation du prêtre célébrant, c’est « la grâce de Jésus Christ notre Seigneur, l’amour de Dieu le Père et la communion du Saint Esprit » qui a fait porche aujourd’hui à notre prière dominicale. Et c’est vers la Trinité que nous nous tournons à chaque signe de croix, au nom « du Père, du Fils et du Saint Esprit » ; l’« amen », qui termine ce petit voyage d’un bout à l’autre de nous-même, et scelle notre accord, n’est-il alors qu’une simple formule, ressassée mécaniquement ?

Depuis quelques années heureusement, grâce à la diffusion de la très belle icône d’André Roublev, beaucoup de chrétiens redécouvrent avec émerveillement la Trinité et en retrouvent une image plus juste et plus contemplative, qui la montre dans son éternelle jeunesse, dans sa vie frémissante, à travers le visage de ces trois anges qu’Abraham a reçu sous sa tente au chêne de Mambré. La Trinité, non pas comme une idée compliquée, une relation figée, statique et théorique, mais comme une table, ouverte, où trois ont déjà pris place, où trois sont la table, pour un échange incessant de vie et un perpétuel jaillissement d’amour. Et que sont ces anges, sinon l’échange même de leur regard ? Belle intuition de l’icône qui montre leur corps tout entier pris dans le souple et éternel mouvement d’une circulation d’amour allant de l’un à l’autre. Croire à la Trinité, c’est d’abord – et Roublev nous y aide – nous laisser éblouir par un amour mutuel dont nous n’avons pas idée, et auquel pourtant nous avons part. Car Dieu pourrait-il être vraiment l’Amour s’il était solitaire ? Un enfant le sait bien, quand il a fait une bêtise, il veut mieux comparaître devant les deux parents, mieux encore, trois, (quand la grand-mère est là !) Car la juste sévérité de l’un sera tempérée par la bonté de l’autre, et vice versa ! Ainsi de Dieu ! La bonne nouvelle, frères et sœurs, c’est que Dieu est Un, mais il a des visages ! En hébreu, (est-ce un hasard ?), le mot ordinaire pour désigner le visage est déjà un mot au pluriel (panim) ; belle intuition de la langue biblique pour saisir le mystère de tout visage d’homme, toujours essentiellement et mystérieusement au pluriel ; et belle intuition de la langue pour suggérer aussi, qu’à la source de tout visage et affleurant sur lui, se dessine comme un reflet de cette Trinité divine, l’empreinte originelle de ce Dieu « multi-faces ». Oui, la Trinité est une fête bien utile pour nous insurger contre l’idée d’un tel huis-clos relationnel entre un Dieu, solitaire, juché dans son ciel comme on est dans son coin, et les hommes qui d’en bas oseraient à peine lui faire face. La Trinité, (prenons-nous le temps de l’apercevoir ?), c’est un milieu ambiant, c’est un lieu de vie, c’est de l’amour en acte, en fusion, sans confusion. Avec Dieu, on n’est ainsi jamais appelé à « venir à la barre », mais à « entrer dans un éco-système ». Et dans l’éco-système même de l’amour ! Oui, la Trinité est une merveille de la révélation du visage de Dieu, de son être profond, en ce qu’elle nous sauve à jamais du face à face accusateur, de la bi-frontalité angoissante : elle nous donne du tiers, elle nous donne de l’espace. Elle donne à l’amour du champ, contre le statisme, l’étroitesse, la possessivité qui reprennent vite nos vies, ou nos propres histoires d’amour. Car, en amour, Dieu, lui, est au large, et la Trinité nous met au large. Il est au concert ! Il est au concert, pour une incroyable cantate à trois voix dont les notes, par grâce, arrivent jusqu’à nos oreilles et notre cœur. Le Ciel ainsi n’est pas un mirador mais une sainte chapelle, de laquelle s’échappent les notes de la conspiration éternelle du Père, du fils et du Saint-Esprit. La porte en est largement ouverte ; le chœur en est vaste ! Une chaise, mieux un pupitre, y attend chacun de nous. Car à notre baptême, ce n’est pas seulement un nom qui nous a été donné, c’est aussi une note secrète qui nous a été confiée ; une note inouïe qui, déjà, incorpore chacun baptisé à l’ensemble instrumental divin, pour que dans l’éternité, le son de chacun s’accorde et enrichisse la partition céleste. Le récital final sera très beau, élargi aux dimensions de toute la chorale humaine ! Mais en attendant, que faisons-nous, chacun, de notre baptême trinitaire, c’est-à-dire de la note d’éternité qui nous y a été soufflée ? La Trinité nous a donné le la… Sommes-nous au diapason de la vie trinitaire de Dieu ? Faisons-nous assez de toute notre vie un instrument pour sa vibration éternelle ?

Frères et sœurs, la joie commence lorsque les yeux fermés et les lèvres closes – enfin – nous nous apercevons « du Père, du Fils et du Saint Esprit ». La joie commence quand nous réussissons, avec la maladresse mais la ferveur d’un enfant qui s’essaie à tracer des lettres, à bien épeler ces trois consonnes du vrai nom de Dieu. Au nom « du Père, du Fils et du Saint Esprit » ! Ne disons plus jamais mécaniquement ces mots, au creuset desquels vit le secret de Dieu, sa pulsation éternelle, comme si nous finissions par ne plus nous apercevoir de lui ! Au « nom du Père, du Fils et du Saint Esprit », une parole qui nous est un baptistère permanent, une source d’eau vive, depuis qu’au baptême, nous avons trouvé en elles notre vrai acte de naissance. Le Christ nous le demande : « De toutes les nations faites des disciples, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ». Il ne s’agit pas de prosélytisme ! Il s’agit de bénir et de baptiser, sur les grandes largeurs, un monde qui en a besoin. Sur le monde entier, Trinité sainte, j’écris ton nom. Sur ma pauvre vie d’homme qui fait le mal quand il voudrait faire le bien, Trinité sainte, j’écris ton nom. Sur la nature si belle et si abîmée par la cupidité des hommes qui l’exploitent sans sagesse, j’écris ton nom. Sur le visage de tout homme bafoué, humilié, à qui la haine ou la violence tentent d’arracher la dignité, j’écris ton nom. Prier, c’est, sur le monde et sur les hommes, écrire sans cesse ce nom…

Frères et sœurs, à la fin de cette liturgie, quand le prêtre nous bénira au nom de la sainte Trinité, nous reproduirons alors sur notre corps la croix de Jésus. Nous marquerons notre front au nom du Père, pour qu’il inspire nos pensées et nos décisions. Nous signerons nos épaules au nom du Fils, pour que la Croix victorieuse nous enveloppe du vêtement de la Vie. Nous nous signerons la poitrine au nom du Saint Esprit, pour qu’il entraîne notre cœur à battre vraiment de l’amour de Dieu et des hommes. Avant l’envoi du diacre, nous aurons ainsi ré-ouvert les points cardinaux qui donnent à notre corps et à notre vie tout le champ (le chant ?) nécessaire à l’amour, à sa circulation et à sa diffusion. Quand l’« amen » viendra alors sceller en nous l’acquiescement à ce grand déploiement trinitaire, qu’il résonne de la petite musique d’éternité qui nous a été confiée avec le baptême. Qu’elle vibre déjà ici-bas, cette petite note baptismale, comme elle vibrera à jamais au jour où le Dieu Trinitaire lui-même nous introduira au grand concert de l’amour éternel. « Amen ».

Cathédrale Saint Jean. Fête de la Trinité. 15 juin 2025 Année C.

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