Pas au centre, mais au coeur
Dimanche, 30° dimanche du Temps Ordinaire - Année C
Évangile de Jésus Christ selon saint Luc (18, 9-14)
Frères et sœurs, il ne s'agit donc pas seulement de monter au Temple pour prier, il s'agit aussi de bien voir où l'on s'y place, et comment l'on s'y tient ! Notre pharisien et notre publicain d'aujourd'hui sont sans doute montés au Temple d'un même pas, mais pas exactement d'un même cœur. Chez le notable du jour, qui lui est un peu trop monté, en effet, tout est haut, très haut placé ! Sa voix d'abord : on l'imagine parlant à voix haute, le ton un peu perché. Son placement physique dans l'édifice ? En haut du transept plutôt que dans les derniers rangs, et plutôt au centre. Et bien sûr, sa haute, sa très haute idée de lui-même ! Sa prière pourtant commençait bien, comme une eucharistie. Mon Dieu, je te rends grâce… Mais vite, elle tourne mal et se gâte sur pied : son oraison à peine entamée se mue aussitôt en comparaison : Moi, ouf, je ne suis pas comme les autres ! Il voulait comparaître devant Dieu, voilà déjà qu'il se compare. Son moi occupe d'emblée la place centrale, oui, notre pharisien est décidément un homme bien haut placé… Mais sur son promontoire d'excellence et d'autosatisfaction, comme il est seul. Il n'a en vérité de religion que lui-même. C'est une bien terrible religion que la sienne, une secte aujourd'hui encore assez prospère, où Dieu finalement a bon dos, mais où on se célèbre soi-même. Car le narcissisme spirituel ou moral n'est pas éradiqué ! Paradoxalement, dans son monde, c'est assez terrible, cet homme au seul miroir de lui-même est sans altérité, il n'a pas d'autre. Ni le pauvre-autrui, ni le Tout-autre. Il a beau prier, il n'a en vérité pas d'autre Dieu que lui-même. Il priait en lui-même nous dit la discutable traduction du grec pros eauton, laissant entendre qu'il prie à voix basse, postulant en lui comme une intériorité ! Mais on gagnerait à traduire mieux la préposition grecque pros : il prie vers lui-même, en sa propre direction, voire à côté de lui, comme on est à côté de la plaque et à côté de soi tant qu'on n'a pas trouvé son unité profonde ! Car cet homme en vérité est sans intériorité, il est à la croisée du transept personnel où il se positionne, où il pense qu'il est bien placé. Mais il répond bien mal à l'éternelle question de géolocalisation que Dieu pose au vieil Adam tout déboussolé, et depuis à tout homme : où es-tu ? Oui, ou sommes-nous ? Où en sommes-nous ? Et lui ce triste pharisien qui ne sait rien des marges de la vie, des ornières de nos existences, et comme aurait dit le pape François, des périphéries de l'aventure humaine, il se croit vraiment à sa place… Mais au lieu d'être au cœur, il n'est qu'au centre. La phrase où culmine sa satisfaction (« je ne suis pas comme les autres hommes ») est peut-être, à son insu, la plus terrible de sa prière. Quel drame en vérité de ne n'être pas comme les autres hommes ! Quelle solitude, par ses trop grands mérites, d'être ainsi coupé de l'humanité ordinaire. L'inverse même de la sainteté, car les saints de l'histoire
chrétienne n'ont jamais vécu cela : au contraire, beaucoup ont témoigné que plus ils avançaient dans leur vie, plus ils éprouvaient la réalité de la condition humaine, et plus ils l'aimaient comme le Christ nous la fait aimer ; plus ils avançaient dans leur vie et plus ils entraient aussi dans une conscience aiguë de leur péché, et du péché de l'humanité dont mystérieusement et plus que quiconque, ils se sont alors sentis très solidaires. La solitude de l'orgueil n'est d'ailleurs pas le seul drame du Pharisien, il y a aussi son aveuglement sur lui-même. Ses bonnes œuvres et ses louables actions ont fini par lui voiler son péché. C'est qu'il confondait sans doute les péchés, ses péchés, dont il se croyait quitte, et le péché. Les uns faciles à repérer, l'autre… plus sournois ! Comme si ne plus commettre des péchés, éradiquer au maximum toutes les mauvaises actions de nos vies, suffisait à nous affranchir définitivement du péché ; du nôtre, mais aussi de celui de l'humanité auquel, quoi que nous fassions de bien, nous serons toujours irréversiblement liés, et dont nous resterons mystérieusement solidaires. Comme si, par le simple mérite de quelques bonnes actions, nous pouvions un beau jour en finir à jamais avec cette grande aventure du salut et de la Rédemption, par où nos existences, dans ce qu'elles ont de plus profond, sont si secrètement engagées et le seront jusqu'au bout. Une histoire de la grâce dans nos vies, une histoire sacrée, dont les méandres intimes débordent de loin nos petits succès moraux de surface et nos réussites religieuses apparentes. Oui, quelle illusion chez ce Pharisien ! C'est peut-être par là que, dans son arrogance si aveugle, il a au fond quelque chose d'émouvant et de fragile ! Car son drame, être à ce point aveugle sur lui, est parfois aussi un peu le nôtre. Ne rien voir de son péché et du péché du monde ! Y a-t-il un plus grand drame que celui-là ? Pour un grand pécheur devant l'Eternel, c'est déjà en soi une misère de ne pas voir son péché, mais pour un disciple de Dieu, c'en est une bien grande encore que de ne plus le voir ! Comme elle est mystérieuse, en vérité, cette propension de l'homme à s'aveugler sur son péché ! Notre péché, ce péché au singulier, cet angle mort si particulier à chacun et qui barre en lui la plénitude de la vie et de l'amour ; ce mystérieux péché qui est nôtre, éternelle poutre dans l'œil, ce péché que parfois tout le monde voit si bien, ce point aveugle devant lequel nous ne sommes pas plus avancés que ce pauvre Pharisien pourtant si sûr de lui ! Ce péché-là, le seul peut-être que nous traînerons jusqu'au moment ultime de nos vies et qui nous restera étrangement caché, ouvrirons-nous un jour enfin les yeux sur lui ? Puisse la grâce de Dieu, qui veut nous en sauver plus que nous en accabler, nous montrer alors nos fautes cachées. Puisse sa miséricorde nous le révéler ! Espérons un bon purgatoire pour nous ouvrir (enfin !) les yeux et le cœur ! « Qui peut discerner ses erreurs ? » dit le Psaume 18. « Purifie-moi de celles qui m'échappent », continue le psalmiste, « Préserve ton serviteur de l'orgueil, qu'il n'ait sur moi aucune emprise. »Frères et sœurs, Le Pharisien du Temple n'avait pas lu la petite Thérèse de Lisieux, qui dit que « Tout est grâce », et sans doute, d'abord et avant tout, nos mérites, nos pauvres mérites. Pour s'être elle-même assise à la fin de sa vie à la table des pécheurs et des incroyants, pour avoir intercédé pour de grands criminels comme Pranzini, cette grande sainte des temps modernes savait mieux que personne, je la cite, combien « Nous sommes tous capables de tout ». Que si Dieu garde certains du pire, c'est par pure grâce. Par pure miséricorde. Voilà ce qu'avait oublié le Pharisien qui, de la sainteté, n'a guère eu que la panoplie, pas le cœur profond. Mais La panoplie n'a jamais trompé pas Dieu…
Frères et sœurs, l'antithèse de la prière du Pharisien satisfait, c'est sans doute le Magnificat de la Vierge Marie : ces paroles, si belles, qu'elle prononce devant Elisabeth, où elle laisse monter sa joie pour les merveilles que Dieu a faites pour elle. Dans le Magnificat, que dit-elle ? Elle rend grâce pour un Dieu qui « s'est penché sur son humble servante », un Dieu qui « élève les humbles ». Dans le Magnificat, elle reste profondément sœur de toute l'humanité ; elle, l'immaculée conception, elle reste solidaire de cette humanité de péché dans laquelle la grâce a été l'extraire par prévenance, non pour la mettre à part, mais pour commencer en elle l'œuvre du salut de Dieu. Mieux que personne, elle sait qu'elle doit tout à Dieu. Qu'issue de la descendance d'Adam, elle aurait dû, elle aussi, porter ce lourd héritage du péché. Première bénéficiaire de la Rédemption, elle ne dira cependant jamais, comme le Pharisien, qu'elle n'est pas comme les autres hommes. Parce qu'elle se sait, elle aussi, rachetée, plus rachetée que quiconque, elle est donc plus reconnaissante que quiconque, et donc plus solidaire des pécheurs que quiconque. Fille de la grâce, conçue dans la grâce, et « pleine de grâce », elle n'oublie pas c'est là pure miséricorde de Dieu. C'est bien pourquoi cette plénitude de la grâce n'est pour elle pas un privilège, elle la reçoit en vérité pour toute l'humanité. Pour une humanité déjà pardonnée. En son nom, en son humble nom.
Frères et sœurs, contre la terrible tentation, contre la sournoise tentation de donner à nos petites satisfactions morales ou à nos réussites spirituelles les piètres accents satisfaits de la prière du Pharisien, laissons résonner encore une fois les mots simples mais confiants du publicain de ce jour : en est-il de plus beaux ? « Mon Dieu, montre toi favorable au pécheur que je suis ! ». Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu dit le Psaume 51. Car cette demande, le publicain la formule en se frappant la poitrine : une prière très pectorale donc, une prière-défibrillateur ! En se frappant la poitrine… moins pour s'anéantir de culpabilité que pour secouer et réveiller son cœur profond, là où siègent en nous la foi, l'espérance et la charité. Amen
Saint Bonaventure, 25 octobre 2025 Cathédrale Saint-Jean, 26 octobre 2025
30ème dimanche ordinaire Année C (Luc, 18, 9-14)
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