L’une est prise, l’autre laissée
1er dimanche de l’Avent, Année A
Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu (Mt 24, 37-44)
Dieu n’a rien vraiment rien contre l’insouciance, au contraire. Mais (et l’évangile est là aujourd’hui pour nous le redire) il y a visiblement insouciance et insouciance ! Oui, deux formes d’insouciances, à l’évidence. À l’extérieur, elles ne laissent pas percevoir beaucoup de différence, comme ces deux femmes au moulin en train de moudre, si semblables apparemment. Qui pouvait imaginer ce qui allait arriver, quand on nous dit que l’une est prise, et l’autre laissée. Il y va évidemment de leur vie profonde, de l’état d’avancée secrète de leur cœur ; à l’intime, de la santé de leur vie spirituelle, bien plus que du caprice aléatoire d’un Jugement dernier que Dieu exercerait puissamment et arbitrairement, en prédestinant les uns et pas les autres. Car l’une, (le sait-elle ?) est dans l’insouciance de la confiance, que rien ne surprendra jamais tant elle est remise à Dieu, profondément abandonnée. Son insouciance est belle, vive : c’est celle des oiseux du ciel, elle a l’imprévoyance du lys des champs, celle aussi des enfants, ou des Hébreux qui reçoivent au désert la manne quotidienne sans se soucier du lendemain, recevant tout de Dieu. Une insouciance que Dieu bénit, que Dieu attend ! Elle n’a pas peur ni de ce qui arrive, ou arrivera, ni du Jugement dernier qu’elle espère car elle a bien compris ce qu’il était. C’est aussi l’insouciance de Mgr Myriel, dans les Misérables de Victor Hugo, à qui, parce qu’il a donné déjà intérieurement sa vie, (toute sa vie !), on ne peut, le moment venu, décidément rien prendre ni voler ! Vous vous souvenez ? Quand une nuit, à l’improviste, (mais a-t-il été si surpris et peut-on en vérité surprendre cet homme-là ?) Jean Valjean lui arrive, et malgré l’hospitalité qui lui est offerte, le dépouille de l’argenterie de l’évêché, le saint homme est-il en vérité dépouillé de quoi que ce soit ? Car tout ce qu’on lui prend, il l’a déjà secrètement donné ; rien n’est jamais pris ni dérobé de ce qui était secrètement donné : il en est ainsi de la vie, comme de l’argenterie de l’évêché, et c’est bien ce qui va bouleverser Jean Valjean et le convertir. (Allez voir le film qui vient de sortir, il déploie ce moment-là du roman…)
Mais, Dieu le sait aussi qui veut nous en prévenir, il y a l’autre insouciance, celle qui nous abime à notre insu et nous absente en vérité à nous-mêmes et au monde. Un insouciance qui est indifférence, elle nous guette toujours et reprend vite insidieusement ses droits dans nos existences. Celle-là, elle est inattentive, rivée à la seule consommation de l’instant, oublieuse du grand rendez-vous de nos vies. Une insouciance frappée de surdité, réceptive à la seule clameur tapageuse des préoccupations humaines. On mange, on boit, on fait la noce, on achète, on vend, on bâtit ! On enfile les jours, comme des perles. En cela, rien de mal. Mais après ? Car il vient toujours, le moment où cela arrive. Et tout arrive, tout toujours arrive : le drame (et il n’en manque pas dans nos existences, pour tout rejouer quand on ne s’y attend pas !). Le drame, mais aussi nécessairement… la fin de la vie, et même un jour, dans l’histoire du monde, la parousie ! Ça arrive, et ça arrivera. Mais on ne se doute jamais de rien. Quand ça arrive, on s’accroche alors à du dérisoire, le réflexe est humain : celui qui a ses affaires dans la maison est toujours tenté d’aller les chercher pour les emporter. Souvent moins par cupidité, que pour se raccrocher alors à quelque chose… De ce qui arrive, on n’avait rien vu venir. Des deux femmes en train de moudre, l’une est prise, l’autre laissée. Mais on n’est pas ici sur le quai d’Auschwitz, à l’arrivée des trains de déportés, avec ces nazis qui ont si souvent donné une sinistre inversion et une caricature perverse de tant de choses de Dieu… L’une est prise, l’autre laissée. Le Jugement divin est-il donc impitoyable et incompréhensible le moment venu ? C’est plutôt que Dieu n’y peut rien, lui qui voudrait tant ne laisser personne à quai ! Car celle qui reste n’a rien voulu lâcher en vérité de ce poids d’enclume qui empêche tout allégement définitif, et auquel, le moment venu, il faut pourtant consentir. Elle n’est pas prise et elle est laissée parce qu’elle ne s’est pas laissé emporter. Elle a refusé elle-même son ascension, elle a refusé la grâce, capable de soulever pourtant bien des poids. (Car la grâce, c’est sa marque, est capable de nous donner bien des allégements.) Ainsi donc de la physique céleste, qui a aussi ses lois et reste impuissante face à certaines pesanteurs humaines. Dieu, qui veut tellement nous prendre avec lui, ne pourra rien prendre sans nous. L’une est prise, l’autre laissée. Jusqu’où Dieu pourra-t-il alléger en nous ce qui pèse, si nous nous y accrochons sans rien lâcher ? Si nous ne trouvons pas en nous le point intérieur de décrochage, l’endroit en nous du désarrimage de notre petit moi tout puissant, si nous n’engageons pas là un consentement intérieur. C’est à ce point-là précisément que Dieu nous attend, et nous attendra jusqu’au dernier jour. Avons-nous même idée de l’attente que Dieu a de nous ? Un Dieu qui juge, un Dieu qui exige, ok ! Mais un Dieu qui nous attend, et qui, pour y naître et y prendre vie (le mystère même de Noël !) nous attend au cœur, bien plus qu’au tournant ! Oui, sans doute à une intensité qu’on n’imagine guère, Dieu se préoccupe inlassablement de ce qui se passe dans les moulins de la vie où il se peut bien, c’est tout le prix de notre liberté qu’il prend au sérieux lui, que l’une soit prise, et l’autre laissée : Dieu est vraiment le premier à s’en tourmenter…
Dans un mois Noël : croyez que Dieu cherche à « crécher » profondément dans nos cœurs, et dans nos vies : quatre belles semaine d’avent donc, pour lui faire de la place ! Amen
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